Chapitre 9
Zedd se releva péniblement, réajusta les plis de sa tunique autour de son corps décharné et tendit un bras à Kahlan, toujours prostrée, les yeux rivés sur le sol.
— Ce qu’est un Sourcier ? Venant de quelqu’un qui vient d’être désigné, voilà une question judicieuse ! Mais il faut du temps pour y répondre…
Richard regarda l’épée qui brillait dans sa main, incertain de vouloir avoir le moindre rapport avec elle. Il la remit dans le fourreau, ravi d’être débarrassé des sentiments qu’elle éveillait en lui, et la tendit à Zedd.
— Je ne l’avais jamais vue ici… Où la cachais-tu ?
— Dans mon armoire… répondit le grand sorcier, assez fier de son effet.
— Il n’y a que des assiettes et des poêles dans ton armoire. Plus quelques fioles de poudre…
— Je ne parle pas de cette armoire-là, dit Zedd, baissant la voix comme si des oreilles ennemies pouvaient l’entendre. Elle était dans mon armoire de sorcier !
— Il n’y a qu’une armoire chez toi…
— Fichtre et foutre, Richard ! Tu n’étais pas censé la voir ! Une armoire de sorcier est par définition invisible !
— Et depuis combien de temps as-tu cette arme ? demanda le jeune homme avec l’impression d’être devenu parfaitement idiot.
— Je n’en sais trop rien… Peut-être une dizaine d’années… Quelle importance ?
— Et comment es-tu entré en sa possession ?
— Désigner le Sourcier est le privilège d’un sorcier, répondit Zedd, soudain agressif. Le Conseil a voulu s’arroger ce droit. Bien entendu, les conseillers se fichaient de trouver la bonne personne. Ils désignaient des gens qui leur seraient utiles ou qui leur offraient beaucoup d’argent. L’épée appartient au Sourcier tant qu’il est de ce monde et ne décide pas de renoncer à son titre. Pendant qu’on cherche un nouveau postulant, elle est confiée aux sorciers. Enfin, à un sorcier : moi, puisque nommer le Sourcier est mon privilège. Le dernier individu qui détenait l’arme s’est… (Il leva les yeux au ciel, comme s’il cherchait ses mots)… hum… intimement lié à une voyante. Pendant qu’il était occupé à autre chose, je suis allé dans les Contrées du Milieu et j’ai récupéré mon bien. À présent, c’est ton bien !
Richard comprit qu’il était entraîné contre son gré dans une histoire très compliquée. Il se tourna vers Kahlan. Libérée de son angoisse, elle affichait son impassibilité coutumière…
— C’est pour ça que tu es venue ? Tu voulais que le grand sorcier me désigne ?
— Richard, je désirais qu’il nomme un Sourcier, mais j’ignorais que ce serait toi…
Se sentant piégé, le jeune homme regarda tour à tour ses deux amis.
— Vous pensez que je peux nous sauver ? Bon sang, je vois ce que vous avez dans la tête : « Richard mettra fin aux agissements de Darken Rahl. » Un sorcier en est incapable, mais je suis censé essayer ?
Terrorisé, il crut que son cœur allait exploser.
Zedd avança et lui posa sur l’épaule une main rassurante.
— Mon garçon, regarde le ciel et dis-moi ce que tu vois…
Richard leva les yeux, aperçut le nuage qui ressemblait à un serpent et ne jugea pas utile de répondre à la question.
— Viens t’asseoir, fit Zedd en lui enfonçant ses doigts osseux dans la chair. Je vais te dire tout ce que tu dois savoir. Ensuite, tu décideras ce que tu veux faire.
Il posa son autre main sur l’épaule de Kahlan et poussa les jeunes gens jusqu’au banc. Puis il s’assit en face d’eux…
Richard laissa l’épée sur la table, entre Zedd et lui, histoire de signifier que la matière restait sujette à discussion.
Zedd retroussa légèrement ses manches.
— Il existe une magie puissante, très ancienne et très dangereuse… Elle prend sa source dans la terre et la vie elle-même. Contenue dans trois calices appelés les boîtes d’Orden, elle reste endormie tant que celles-ci ne sont pas mises dans le jeu. En passant, sachez que c’est l’expression consacrée… Bien entendu, ce n’est pas un… jeu… d’enfant ! Seule une personne dotée de grands pouvoirs peut réussir – à condition d’avoir fait de très longues études. Dès qu’on détient au moins une boîte, la magie d’Orden peut être éveillée. À partir du moment où il se la procure, notre hypothétique candidat a un an devant lui pour ouvrir une boîte. Mais attention, il doit être en possession des trois avant d’essayer, car elles fonctionnent ensemble ! Pas question de n’en avoir qu’une et de l’ouvrir ! Si l’individu qui les met dans le jeu ne se les approprie pas toutes, et s’il laisse passer le délai d’un an, sa vie appartiendra à la magie. Impossible de revenir en arrière ! Darken Rahl doit ouvrir une des boîtes… ou mourir. Le premier jour de l’hiver, l’année dont il disposait sera écoulée…
Le visage plissé comme un vieux parchemin à force de détermination, Zedd se pencha un peu plus en avant.
— Chaque boîte contient un pouvoir différent qui est libéré au moment de son ouverture. Si Rahl choisit la bonne, il détiendra la magie d’Orden. Celle de la vie même, mes chers enfants ! Il deviendra le maître de tous les êtres vivants. Qu’il n’aime pas une personne, et il pourra la tuer d’une seule pensée, de la manière qu’il voudra ! L’identité de la victime n’a aucune importance. Et la distance non plus…
— Une magie qui me paraît rudement maléfique… dit Richard.
Zedd se pencha en arrière et retira ses mains de la table.
— Pas vraiment, mon garçon… La magie d’Orden est tout simplement celle de la vie. Comme tous les pouvoirs, elle existe, voilà tout. Son utilisateur la rend maléfique ou bénéfique. Elle peut aussi servir à faire pousser le blé, à guérir les malades ou à mettre fin à une guerre. Encore une fois, c’est l’utilisateur qui décide. Un pouvoir, quel qu’il soit, n’est jamais bon ou mauvais. Hélas, je crains que nous ne sachions déjà comment Darken Rahl entend l’utiliser…
Zedd se tut. Un vieux truc à lui pour laisser Richard digérer les informations qu’il venait de lui livrer. Aujourd’hui, ses attentes se lisaient sur son visage. Et l’expression de Kahlan indiquait qu’elle aussi espérait que le jeune homme comprendrait chaque mot qu’il avait entendu.
Richard n’avait rien à « digérer », puisqu’il avait déjà appris tout ça dans le Grimoire des Ombres Recensées. Le texte était explicite. L’exposé de Zedd passait pour une bluette quand on connaissait l’importance du cataclysme qui s’abattrait sur le monde si Darken Rahl ouvrait la bonne boîte.
Richard savait également ce qui se passerait s’il ouvrait une des deux autres. Étant tenu de ne rien dire, il posa une autre question dont il connaissait la réponse.
— Et s’il ouvre une des deux autres ?
Zedd se pencha de nouveau en avant. À l’évidence, il s’était préparé à répondre à ça.
— S’il ouvre la première des deux mauvaises boîtes, la magie prendra possession de lui et il mourra. (Il claqua des doigts.) Aussi simplement que ça. Alors, la menace sera écartée et nous vivrons en paix. (Il se pencha davantage, fronça les sourcils et foudroya Richard du regard.) S’il ouvre la deuxième, tout ce qui existe – les insectes, les brins d’herbe, les arbres, les animaux et les êtres humains – retournera au néant. Ce sera la fin de tout, mon garçon ! La magie d’Orden est la sœur jumelle de celle de la vie. Et tu sais, n’est-ce pas, que la mort est son inséparable sœur. En toute logique, la magie d’Orden est intimement liée aux deux…
Zedd se pencha en arrière, comme épuisé par cette énumération de catastrophes. Bien qu’il eût déjà su tout cela, Richard blêmit de l’entendre prononcer à haute voix. La vérité, ainsi exprimée, devenait soudain plus réelle. En apprenant le grimoire par cœur, il n’avait jamais imaginé que ces événements, hautement hypothétiques, puissent un jour se produire. Son seul souci avait été de préserver la connaissance pour la restituer au gardien.
Il aurait voulu tout révéler à Zedd, mais le serment fait à son père le lui interdisait. Une situation pénible qui l’obligeait à poser des questions auxquelles il aurait pu répondre aussi bien que son vieil ami.
— Comment Ralh saura-t-il choisir entre les boîtes ?
Zedd déroula les manches de sa tunique et parla sans lever les yeux de ses mains.
— Mettre les boîtes dans le jeu permet d’accéder à certaines informations… privilégiées… qui seront d’un grand secours à Rahl…
Ça se tenait. Personne ne connaissait l’existence du grimoire, à part son gardien et, semblait-il, l’homme qui mettait les boîtes dans le jeu. L’ouvrage ne mentionnait pas ce détail, mais il paraissait logique…
D’un coup, toutes les pièces du puzzle trouvèrent leur place. Darken Rahl le traquait parce qu’il voulait le grimoire ! Bouleversé, Richard faillit ne pas remarquer que Zedd avait repris la parole.
— Rahl n’a pas respecté les règles, ce qui n’a rien d’étonnant, venant de lui. Il a mis les boîtes dans le jeu avant de les avoir toutes…
— Il doit être stupide, dit Richard. Ou avoir sacrement confiance en lui !
— La seconde hypothèse est la bonne… fit Zedd. J’ai quitté les Contrées du Milieu pour deux raisons. Primo, parce que le Conseil s’était arrogé le droit de nommer le Sourcier. Secundo, parce qu’il s’est trompé au sujet des boîtes d’Orden. Les conseillers pensaient qu’il s’agissait d’une légende, et ils m’ont pris pour un vieux fou quand j’ai affirmé le contraire. J’ai voulu les avertir, et ils m’ont ri au nez !
Il frappa du poing sur la table, faisant sursauter Kahlan.
— Ils se sont fichus de moi ! (Sous ses cheveux blancs, son visage rouge de colère brillait comme un lampion.) Je voulais que les boîtes soient séparées les unes des autres. Et avec l’aide de la magie, qu’on les cache afin que nul ne puisse jamais les retrouver ! Les crétins du Conseil les ont données à des gens importants, comme s’il s’agissait de trophées ! Un paiement pour des faveurs ou des promesses ! Le meilleur moyen de les laisser à portée de main des ambitieux ! J’ignore ce qu’il est advenu d’elles depuis mon départ. Mais Rahl en détient au moins une. Probablement deux, et il aura bientôt la troisième. Comprends-tu ce que ça signifie, Richard ? Nous ne sommes pas obligés d’affronter Darken Rahl. Il suffira de trouver une des boîtes avant lui !
— Et l’empêcher de nous la prendre, ce qui sera encore plus difficile que de la trouver… (Richard marqua une pause, frappé par une idée.) Zedd, est-il possible qu’une des boîtes soit en Terre d’Ouest ?
— J’en doute…
— Pourquoi ?
— Richard, je ne t’ai jamais dit que je suis un sorcier. Comme tu ne me l’as pas demandé, ce n’était pas vraiment un mensonge… Pourtant, je t’ai caché la vérité sur un point. J’ai prétendu être venu ici avant l’apparition de la frontière, mais ce n’est pas vrai. En fait, je n’aurais pas pu… Pour que Terre d’Ouest soit un pays épargné par la magie, il ne devait pas y en avoir avant l’érection de la frontière. Après, ça n’avait pas d’importance. Avant, c’eût été catastrophique. Ma présence aurait empêché la naissance de la frontière. Je suis resté dans les Contrées du Milieu et j’ai traversé après…
— Tout le monde a ses petits secrets, et je peux bien te concéder les tiens… Mais où veux-tu en venir ?
— À ça : si une des boîtes avait été ici avant l’avènement de la frontière, elle ne serait jamais apparue ! Sachant qu’elles étaient toutes dans les Contrées du Milieu, et que je n’en ai pas apporté une avec moi, les boîtes doivent toujours y être.
Richard réfléchit quelques instants et dut convenir que le raisonnement se tenait. Encore un espoir réduit à néant !
Il revint à des préoccupations plus immédiates.
— Tu ne m’as toujours pas dit ce qu’est un Sourcier. Ni ce que je viens faire là-dedans…
— Un Sourcier est un homme – parfois une femme – qui n’a de comptes à rendre qu’à lui-même. Sa seule loi, c’est ce qu’il pense. L’Épée de Vérité lui revient et elle fera tout ce qu’il lui demande. Dans les limites de sa propre force, il peut contraindre n’importe qui à répondre à ses questions. (Zedd leva une main pour couper court aux objections de son jeune ami.) Je sais, c’est une définition très vague… Le problème, c’est que ce pouvoir-là est comme tous les autres : il dépend de son utilisateur ! Mais nous en avons déjà parlé… Voilà pourquoi il est si important de trouver l’individu qui en fera un usage avisé et bienfaisant. Richard, un Sourcier fait exactement ce que son nom indique : il cherche les sources. En quête de réponses, il choisit les sujets qui l’intéressent. Quand c’est le bon candidat, il aspire aux solutions qui aideront les autres et pas seulement lui-même. La raison d’être d’un Sourcier, c’est la liberté de chercher ce qu’il veut, d’aller là où il l’entend, de demander ce qu’il a envie de demander et d’apprendre ce qu’il désire apprendre. Il obtient des réponses et, quand ça s’impose, prend les mesures qu’elles rendent indispensables. Même les plus radicales !
— Dois-je comprendre qu’un Sourcier est un assassin ?
— Je ne te mentirai pas, mon garçon. Cela fut parfois le cas. Et c’était inévitable !
— Je ne serai jamais un tueur ! explosa Richard.
— À ton aise… fit Zedd en haussant les épaules. Comme je te l’ai dit, un Sourcier est ce qu’il a envie d’être. Idéalement, il porte haut l’étendard de la justice. Impossible d’être plus précis, parce que je n’ai jamais détenu ce titre. Mais si j’ignore ce qui se passe dans la tête d’un Sourcier, je peux reconnaître les bons candidats…
Le vieil homme retroussa de nouveau ses manches.
— Mais ne va pas croire que je fabrique les Sourciers, Richard. Ils se fabriquent tout seuls et je me contente de les désigner. Voilà des années que tu es un Sourcier sans le savoir. Je t’ai observé, donc j’en suis sûr. Tu es sans cesse en quête de la vérité. Par exemple, que faisais-tu dans la forêt de Ven ? Tu voulais retrouver la liane et élucider le meurtre de ton père. Pourtant, tu aurais pu laisser agir des gens plus qualifiés. Tu aurais peut-être fini par t’y résoudre, mais en allant contre ta nature. Celle d’un Sourcier ! Une personne qui ne s’en remet jamais aux autres parce qu’elle veut apprendre par elle-même ! Et quand Kahlan t’a dit qu’elle cherchait un sorcier disparu depuis des lustres, tu as voulu savoir qui c’était, et tu as fini par le débusquer…
— Mais c’est seulement parce que…
— Pas d’arguties, mon garçon ! Une seule chose compte : tes actes. Je t’ai sauvé grâce à une racine. Est-il important que je n’aie eu aucun mal à la dénicher ? Non ! Serais-tu plus vivant si ça m’avait coûté d’énormes efforts ? Encore une fois, non ! J’ai rapporté la racine et tu es guéri. C’est tout ce qui nous intéresse. Pour le Sourcier, c’est pareil. On se fiche de la façon dont il obtient des réponses, pourvu qu’il les obtienne ! Enfonce-toi dans le crâne qu’il n’y a pas de règles. À présent, tu dois trouver certaines réponses. Je me moque de la façon dont tu t’y prendras, à condition que tu te mettes au travail. Et si c’est facile pour toi, je me réjouirai, parce que nous n’avons pas beaucoup de temps !
— De quelles réponses parles-tu ? demanda Richard, sur la défensive.
— J’ai un plan, dit Zedd, mystérieux, mais tu dois d’abord découvrir comment nous faire passer de l’autre côté de la frontière.
— Plaît-il ? s’exclama Richard, indigné. Tu es un sorcier et je parie que tu n’as pas été pour rien dans l’apparition des frontières. De plus, tu as reconnu avoir traversé pour récupérer l’épée. Enfin, Kahlan aussi est passée et des sorciers l’ont aidée. Moi, je ne connais rien sur la frontière ! Tu veux que je trouve une réponse… Eh bien, la voilà ! Zedd, puisque tu es un sorcier, fais-nous traverser !
— Tu ne m’as pas écouté… J’ai dit « passer de l’autre côté », pas « traverser ». Je saurais comment faire, mais nous ne pouvons pas… Rahl pense que nous essayerons. Et dans ce cas, il nous tuera. Ou pire ! Il faut passer de l’autre côté sans traverser ! La distinction est essentielle !
— Zedd, je suis navré, mais c’est impossible. Je ne vois pas comment passer de l’autre côté sans traverser. La frontière est le royaume des morts. Si nous ne la franchissons pas, nous serons coincés à l’intérieur. Et n’oublie pas : la frontière est justement là pour empêcher les gens de faire ce que tu me demandes.
Richard soupira de frustration. Ses amis avaient besoin de lui et il ne pouvait rien pour eux…
— Richard, dit gentiment Zedd, tu te sous-estimes… Tu te souviens de ce que tu répondais quand je te demandais comment on doit résoudre un problème difficile ?
Richard savait à quoi le vieil homme faisait allusion, mais il n’avait pas envie de s’enfoncer davantage…
Un sourcil levé, Zedd attendit.
— Il faut penser à la solution, pas au problème… dit enfin Richard.
— Pour le moment, tu t’y prends à l’envers. Au lieu de penser à la solution, tu cherches à comprendre pourquoi le problème n’en a pas !
Richard dut admettre que son ami avait raison. Mais les choses étaient encore plus compliquées que ça…
— Zedd, je ne suis pas qualifié pour être le Sourcier. Je ne sais rien des Contrées du Milieu !
— Parfois, il est plus facile de prendre une décision quand on n’est pas encombré de connaissances historiques, répondit le sorcier, énigmatique à souhait.
— Ce pays m’est étranger… Je m’y perdrais…
Jusque-là silencieuse, Kahlan lui posa une main sur le bras.
— Aucun risque ! Je connais les Contrées du Milieu mieux que quiconque ! Les endroits dangereux et ceux où on est en sécurité… Avec moi pour guide, tu ne te perdras pas, je te le jure !
Richard détourna la tête et s’abîma dans la contemplation du bois noueux de la table. L’idée de décevoir son amie le désespérait. Mais sa confiance et celle de Zedd n’étaient pas bien placées. Il ne connaissait rien à la magie et aux Contrées du Milieu. Quant à savoir comment trouver les boîtes ou arrêter Darken Rahl, cela le dépassait. Oui, il n’avait pas la première idée de la marche à suivre ! Et il aurait dû commencer par les faire passer de l’autre côté de la frontière ?
— Richard, dit Zedd, tu crois que je t’accable de responsabilités et que j’ai tort. Mais ce n’est pas moi qui t’ai choisi ! Tu t’es révélé être le Sourcier, et j’en ai simplement pris acte. Voilà bien longtemps que je suis un sorcier. Même si tu ignores ce que ça implique, fais-moi confiance quand j’affirme savoir reconnaître le bon candidat. (Tendant le bras au-dessus de la table, et de l’épée, le vieil homme posa une main sur celle de Richard.) Darken Rahl est sur ta piste. Il ne peut y avoir qu’une raison : grâce à la magie d’Orden, il sait également que tu es l’élu, et il veut éliminer une menace.
Richard en sursauta de surprise. Zedd avait peut-être raison. Dans ce cas…
Ou peut-être pas ! Le vieux sorcier ne savait rien au sujet du grimoire. Donc…
Son esprit menaçant d’exploser, Richard ne put plus supporter d’être assis. Il se leva et fit les cent pas en réfléchissant.
Zedd croisa les bras et Kahlan posa un coude sur la table. Sans un mot, ils le regardèrent marcher.
Shar lui avait dit de trouver la réponse… ou de mourir. Mais elle n’avait pas parlé de cette fichue histoire de Sourcier ! Ne pouvait-il pas découvrir la solution à sa manière, comme il l’avait toujours fait ? Après tout, il n’avait pas eu besoin de l’épée pour découvrir qui était le grand sorcier. Mais ça n’avait pas été si compliqué…
Alors, pourquoi refuser l’arme ? Quel mal y avait-il à accepter son aide ? Dans sa situation, se priver d’une assistance, de quelque nature qu’elle fut, serait stupide. S’il avait bien compris, l’épée pouvait rendre tous les services que son propriétaire désirait. Alors, pourquoi ne pas en profiter ? Il s’en servirait pour aider ses amis, et voilà tout ! Ça n’impliquait pas de devenir un assassin, ni les dieux savaient quoi. Tout ce qu’il lui fallait, c’était un peu de soutien, rien de plus…
Ces arguments pourtant solides ne le convainquirent pas. Il ne voulait rien avoir à faire avec l’épée parce qu’il détestait ce qui était arrivé quand il l’avait dégainée. Il avait éprouvé une sensation agréable et ça l’inquiétait. Puis sa colère s’était manifestée d’une manière étrange, le plongeant dans un état de conscience inédit.
Le pire, c’était qu’il avait trouvé ça… juste. Mais penser cela de la colère n’était pas bien, et il repoussait de toutes ses forces l’idée de ne plus être à même de la contrôler. Comme son père le lui disait, la colère était maléfique. C’était elle qui avait tué sa mère… Depuis, il la gardait enfermée derrière une porte qu’il ne voulait pas ouvrir.
Très bien, il ferait ça à sa manière, sans l’épée. Il n’avait pas besoin d’elle, et encore moins des tourments qu’elle lui infligeait.
Richard se tourna vers Zedd, toujours assis les bras croisés, les rayons du soleil jouant sur son visage buriné. Ses traits pourtant familiers semblaient différents. Il avait l’air lugubre et déterminé – tout ce qu’on pouvait attendre d’un sorcier ! Quand leurs regards se croisèrent, le jeune homme ne baissa pas les yeux…
Sa décision était prise. Et la réponse serait négative ! Il aiderait ses amis et resterait à leurs côtés, car sa vie aussi était en jeu. Mais il n’accepterait pas d’être le Sourcier !
Avant qu’il puisse le dire à voix haute, Zedd lança :
— Kahlan, raconte donc à Richard comment Darken Rahl interroge les gens…
Il n’avait pas regardé la jeune femme, son regard toujours rivé à celui de son protégé.
— Zedd, je vous en prie… souffla Kahlan.
— Dis-le-lui ! ordonna le sorcier. Décris ce que fait Rahl avec la lame incurvée qu’il porte à la ceinture.
Richard abandonna son duel visuel avec le sorcier et regarda la jeune femme, qui tendit un bras et lui fit signe d’approcher. Il hésita un moment, puis obéit et lui prit la main.
Kahlan le força à s’asseoir en face d’elle. Posant son autre main sur la sienne, elle caressa tendrement sa paume du bout des doigts. Entre deux mains minuscules, celle de Richard semblait incroyablement grosse.
Kahlan parla sans le regarder.
— Darken Rahl pratique une très ancienne forme de magie divinatoire appelée anthropomancie… Il trouve les réponses à ses questions dans les entrailles humaines…
Au fond du cœur de Richard, la colère s’embrasa.
— Ce n’est pas très efficace… Au mieux il obtient un oui ou un non, et parfois une identité. Pourtant, il continue de recourir à cet art ignoble. Je suis désolée, Richard. Pardonne-moi de te dire de telles horreurs.
Des souvenirs de son père remontèrent à la mémoire de Richard. Sa gentillesse, son rire, son amour, leur profonde complicité, les heures passées ensemble avec le grimoire secret… Des milliers de moments à l’inappréciable valeur…
Ces images et ces sons se brouillèrent dans l’esprit de Richard, remplacés par le souvenir de la tache de sang, sur le sol, et des visages blêmes des témoins. Son père avait souffert. Il avait eu peur, il…
Les propos de Chase résonnèrent de nouveau à ses oreilles. Loin de les bannir, il les accueillit, les laissant retentir en boucle dans son esprit. Il s’immergea dans ces détails affreux, acceptant sans réserve des tourments qui auraient dû être au-delà de la compréhension d’un cerveau humain.
Le chagrin jaillit d’un puits creusé dans le terreau même de son âme. Involontairement réveillé, il criait si fort dans sa tête que ses os menaçaient de se fissurer.
Alors, Richard ajouta à la scène la silhouette indistincte de Darken Rahl. Penché sur le corps de son père, une lame au poing et du sang sur les mains… Cette vision, il la grava dans son esprit, puis la sonda, la retourna dans tous les sens, l’imprima jusque dans son âme…
Tout était clair, désormais. Il savait ce qui s’était passé, et comment son père avait péri. Les seules réponses qu’il eût vraiment cherchées dans sa vie, c’étaient celles-là. Sa seule et authentique quête…
En un éclair, tout se transforma en lui.
La porte qui protégeait sa colère et le mur de raison qui emprisonnait son impulsivité s’embrasèrent, consumés par une brusque flambée de vitalité animale. Une vie entière de logique prudente fut dissoute par sa rage comme par un acide. Sa lucidité n’était plus qu’un dérisoire résidu dans un tourbillon de pulsions.
Richard saisit le fourreau de l’Épée de Vérité et le serra si fort que ses jointures blanchirent. Les muscles de sa mâchoire tétanisés, sa respiration s’accéléra. Ne voyant rien du monde extérieur, à part l’épée, il sentit que l’onde de colère venait de l’arme, invoquée par le Sourcier et non par la volonté d’un mortel appelé Richard Cypher.
Le chagrin lui déchirait les entrailles, maintenant qu’il savait comment était mort son père. Des pensées qu’il ne s’était jamais autorisé à avoir devinrent son unique obsession. La prudence et la raison furent emportées par la déferlante d’une soif de vengeance dévorante.
À cet instant, son seul projet, sa seule faim, son unique aspiration était de tuer Darken Rahl. Plus rien d’autre n’avait de sens.
De l’autre main, il saisit la garde de l’épée et la dégaina.
Zedd lui prit le poignet.
Fou de colère, Richard foudroya du regard le vieil homme qui osait s’interposer entre sa fureur et lui.
— Richard, calme-toi…
Le Sourcier, tous les muscles bandés, plongea ses yeux de fou dans ceux du vieillard.
Une part de lui, très loin dans sa conscience, l’implora de reprendre son contrôle. Ignorant les avertissements qu’elle lui criait, il se pencha vers le vieil homme, par-dessus la table, et lâcha, les dents serrées :
— J’accepte de devenir le Sourcier…
— Richard, répéta Zedd, détends-toi, tout va bien… Allons, assieds-toi…
Le monde réel lui réapparaissant, Richard ravala ses envies de meurtre, mais n’étouffa pas sa colère. La porte et la cloison qui la retenaient avaient à jamais été pulvérisées. Et si le monde était de nouveau présent, il le regardait avec des yeux différents. Des yeux qu’il avait depuis toujours sans oser les ouvrir. Ceux d’un Sourcier !
Richard s’aperçut qu’il était debout mais ne se souvint pas de s’être levé…
Il se rassit près de Kahlan et lâcha l’épée. Alors, quelque chose en lui reprit le contrôle de sa colère. Mais ce n’était plus le même processus qu’avant, car il ne l’étouffa pas et ne l’enferma pas derrière une porte. Il la mit simplement à l’arrière-plan, sans craindre de la ramener sur le devant de la scène quand il en aurait besoin.
Une partie de son moi ancien réinvestit son esprit, le calma, ralentit sa respiration et le raisonna. Il se sentait libéré, sans crainte et, pour la première fois de sa vie, il n’avait plus honte de son impétuosité. Les muscles moins tendus, il s’autorisa à s’asseoir…
Puis il leva les yeux vers le visage impassible de Zedd. Sur les traits taillés à la serpe de son ami aux cheveux si blancs, un sourire flotta fugitivement.
— Félicitations, dit-il. Tu as passé avec succès ma dernière épreuve… Te voilà un Sourcier !
— Que… Que racontes-tu là ? Tu m’avais déjà désigné…
Zedd secoua la tête.
— Je te l’ai dit et redit… Tu es sourd, ou quoi ? Un Sourcier se désigne lui-même. Avant d’en devenir un, tu devais surmonter une épreuve décisive. Il fallait me montrer que tu pouvais utiliser tout ton esprit ! Pendant des années, Richard, tu as gardé ta colère prisonnière. Alors, je voulais être sûr que tu saurais la libérer et l’invoquer. Je t’ai déjà vu furieux, mais tu refusais de le reconnaître, même dans le secret de ton cœur. Un Sourcier incapable d’utiliser sa colère serait plus faible qu’un nourrisson. C’est elle qui permet à l’instinct de prendre le dessus. Sans elle, tu aurais refusé l’épée, et je ne m’y serais pas opposé, car tu n’aurais pas été le bon candidat. Mais tout ça ne compte plus ! Désormais, nous savons que la peur de ta propre colère ne te limite plus. Cependant, ne perds pas toute prudence. S’il est important d’utiliser ta fureur, il est tout aussi essentiel de savoir la contenir. Tu en as toujours été capable, ne cesse pas maintenant ! Mais je te crois assez sage pour savoir quel chemin choisir. Parfois, laisser libre cours à sa colère est une erreur plus grave que de la retenir…
Richard acquiesça solennellement. Il repensa à ce qu’il avait éprouvé en tenant l’épée et à la manière dont il avait absorbé son pouvoir. Cette grisante sensation de s’abandonner à une pulsion primale venue du fond de son être et de l’arme.
— Cette épée est magique, dit-il. Je l’ai senti…
— Tu as raison… fît Zedd. Mais la magie est un outil comme les autres. Quand tu te sers d’une pierre à aiguiser pour affûter un couteau, tu aides simplement la lame à mieux remplir la tâche pour laquelle elle est conçue. C’est pareil avec la magie… Tout est dans l’intention !
» Certaines personnes craignent plus de mourir a cause de la magie que transpercées par une lame… Comme si on était moins mort frappé par de l’acier que foudroyé par l’invisible ! Écoute-moi bien, mon garçon. La mort est la mort, un point c’est tout ! Mais la peur qu’inspire la magie peut être une arme puissante. Ne l’oublie jamais !
Richard hocha de nouveau la tête. Le soleil de la fin d’après-midi lui caressait le visage. Du coin de l’œil, il aperçut le nuage en forme de serpent.
Rahl le voyait sans doute aussi…
Il se souvint du regard du tueur, sur la corniche, qui avait passé sa lame sur son bras pour faire couler le sang. À ce moment-là, il n’avait pas compris le comportement de cet homme. Maintenant, il le comprenait. Lui aussi avait soif de bataille !
Les feuilles des arbres environnants, déjà mouchetées de jaune et de rouge, tremblaient sous le souffle du vent d’automne. L’hiver approchait. Son premier jour était pour bientôt…
Richard repensa à l’énoncé du problème : passer de l’autre côté de la frontière sans la traverser.
Ils devaient trouver une des boîtes d’Orden. Et s’ils réussissaient, Darken Rahl ne serait pas loin.
— Zedd, assez d’épreuves et de jeux ! Je suis le Sourcier, maintenant, pas vrai ?
— C’est la vérité vraie, comme verrue de verrat !
— Alors, nous perdons notre temps ! Et je suis sûr que Darken Rahl ne gaspille pas le sien. (Richard se tourna vers Kahlan.) Je prends au mot ton serment de me guider quand nous serons dans les Contrées du Milieu.
La jeune femme sourit de son impatience et lui fit une révérence.
Richard regarda Zedd.
— Sorcier, montre-moi comment fonctionne la magie !